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ANTIGONE Si de regret mes complainctes et pleurs
Font ample foy de mes griefves douleurs,
Si tous mes sens sont en tristesse aigriz,
Si l'air se plainct de mes clameurs et cris,
Est ce sans cause, helas, est il au monde
Ung seul ennuy qui dessus nous n'abonde?
O soeur Ismene, où est le vitupere,
Où est le dueil et fortune improspere
Que Juppiter ne nous face sentir
Pour nostre los et gloire aneantir,
Où est la honte et peine vehemente
Qui sans cesser ne nous poigne et tourmente?
Combien s'en fault qu'estainct et supplanté
Ne soit le nom de nostre parenté?
O soeur Ismene, encor m'a esté dict
Qu'à nostre honte hyer fut faict edict
De par le roy. Si la chose t'est claire
Je te supply que tu me la declaire,
Car j'ay frayeur que mainctz griefz accidens
Ne soient de brief dessus nous evidens,
Parce que ja se demonstre en lumiere
De noz hayneulx l'entreprise premiere
Qui ont voulu dés longtemps machiner
Pour nous destruire et du tout ruyner.
ISMENE Depuys qu'à mort noz deux freres germains
L'un l'autre, helas, se sont mis de leurs mains
Et que des Grecz l'armee s'en alla,
D'aucune chose homme ne me parla
Dont deusse faire, Antigone soeur chere,
Plus que devant meilleure ou pire chere.
ANTIGONE Je le sçay bien: c'est pourquoy je t'amene
Seulle avec moy en ce lieu, soeur Ismene.
ISMENE Que le regard de ton morne visaige
Me va notant triste et mauvays presaige!
ANTIGONE Ne t'esbahis si tant mon cueur se deult,
Mon propre sang m'y contrainct et le veult.
Le roy Creon de Thebes n'a il pas
Triumphamment celebré le trespas
D'Etheoclés nostre frere lequel
Il a faict mectre en tres riche cercueil,
Accompaigné des funebres honneurs
Faictz à la mort des princes et seigneurs,
Et au contraire à la mort et decés
De nostre frere aymé Polinixés
N'a point esté ung seul honneur rendu.
Mays qui pys est le roy a defendu
Que nul ne soit si hardy l'enterrer,
N'en faire dueil, ne plaindre, ne pleurer.
Pour ceste cause en ung champ il l'a mys,
Habandonné aux chiens et loups famys,
Où on le veoit tout nud sans sepulture
Proye aux oyseaulx et aux bestes pasture.
Voila du roy le nouveau mandement
Qu'il veult qu'on garde invyolablement,
Et ce sur peine à qui n'obeira
De mort cruelle. O, ton cueur m'en dira
Ce qu'il t'en semble! ISMENE O soeur, dys moy le poinct
Où tu pretens. Je ne le congnoys poinct.
ANTIGONE Le tort qu'on faict à mon frere rengrege
Ma douleur grande. A ce coup congnoystray je
Si de ton sang tu veulx degenerer
Ou magnanime à ce coup demeurer.
ISMENE Que veulx tu faire? ANTIGONE Enterrer de ce pas
Polinixés ayder ne veulx tu pas?
As tu le cueur si dur et inhumain
De refuser à ton frere la main?
ISMENE Trop dangereuse est ton intention;
Puys qu'on en a faict prohibition
De par le roy, force est que je differe.
ANTIGONE Allons ensemble enterrer nostre frere.
ISMENE Las, tu veulx doncq en terre le poser.
O chere soeur, qui le te faict oser
Puisque le roy en a faict la defence?
ANTIGONE C'est nostre frere! As tu peur faire offence
En ce faisant? ISMENE La creature est folle
Qui contrevient à royalle parolle.
ANTIGONE Ha, il n'est pas en tout l'effort royal
De divertir le cueur ferme et loyal.
ISMENE A son courroux fol est qui obtempere:
Je te pry doncq que ton ire tempere,
Soeur Antigone, et n'acroys noz douleurs,
Mays considere ung peu tous noz malheurs.
Tu scez comment Edippus nostre pere
Tua le sien, print à femme sa mere,
Puys s'est luy mesme arraché les deux yeulx.
Tu scez aussi qu'en effort furyeulx
Sa femme ayant la nouvelle entendue
S'est elle mesme estranglee et pendue.
Tu scez aussi la mort de noz deux freres
Qui en ung jour se sont depuy naguieres
Entretuez, helas, et maintenant
Nous deux, d'un sang si noble revenant,
Mourrons de mort plus infame et cruelle
Si transgressons du roy la loy nouvelle.
Car tu scez bien que sans support nous sommes,
Femmes n'ayans force contre les hommes,
De tout chacun ça et là delaissees,
Soubz noz hayneulx sans espoir abaissees.
O quel malheur! Encor cest infortune
Par chacun jour nous presse et importune.
Doncq que du tout, helas, ne perissons,
C'est le meilleur qu'au roy obeissons,
Soeur Antigone. Il en fault endurer
Soit bien soit mal et sans en murmurer.
Quant est à moy, mon debvoir ne puÿs faire,
J'ay le voulloir et n'y puys satisfaire.
O vous defunctz, ne m'en faictes nuysance,
Pardonnez moy! Il n'est en ma puissance,
Car force m'est qu'au roy je m'humilie:
Qui sur sa force entreprend, faict folye.
ANTIGONE Puisqu'ainsi va, de toy me passeray,
Et toutesfoys jamais ne cesseray,
Jusques à tant qu'en sepulchre mys j'aye
Polinixés. Ce me sera grand joye,
Ce me sera reconfort solemnel,
Ce me sera ung renom eternel
Quant je mourray pour avoir mys en terre
Mon propre frere. Et yra en grant erre
Par devers luy au beau Champ Elisee
Le myen espoir prendre droict sa visee,
Luy racompter que j'ay la mort soufferte
Pour luy avoir telle charité offerte,
En contempnant cest edict terrien
Qui envers moy n'a sceu prouffiter rien.
O soeur Ismene, il vault trop myeulx complaire
A Dieu, qui est de bonté l'exemplaire,
Que d'obeir à tous les roys du monde,
Car l'apuy seur où du tout je me fonde
C'est qu'on n'est pas tousjours au monde, mays
Dieu maintiendra les siens à tout jamays.
Or si tu veulx m'estre si fort contraire,
Je ne sçauroys t'empescher ny retraire
De craindre l'homme, ainsi que tu vouldras,
Mays je craindray de Dieu l'yre et le bras.
ISMENE Soeur Antigone, on ne sçauroit prouver
Que rien je face où ayt que reprouver,
Je crains la loy. ANTIGONE Faiz comme il te plaira,
Mays mon voulloir pourtant n'en ployera.
Seulle m'en voys ses obseques parer.
ISMENE Las, tu t'en vas les tiennes preparer.
O, que pour toy j'ay de crainte, d'esmoy!
ANTIGONE Ne te tourmente ou ennuye de moy,
Tant seullement pense asseurer ta vye.
ISMENE Avecques toy aller me prend envye
A cest obseque. ANTIGONE En vain tu te travailles,
Seulle seray. Mays, je te prye, ne failles
De publier par toute la cité
Mon entrepris, comme t'ay recité.
ISMENE O, que tu es bien folle et insensible
De voulloir faire une chose impossible,
Dont mort cruelle en brief temps t'adviendra!
ANTIGONE De ma pieté à Dieu il souviendra.
J'ayme trop myeulx sa grace tres certaine
Que des humains l'amour fragille et vaine.
ISMENE Impossible est d'accomplir ton vouloir.
ANTIGONE Si je ne puys, que t'en peult il douloir?
ISMENE Mays c'est folye entreprendre de faire
Ce qu'on veoit estre impossible à parfaire.
ANTIGONE A peu s'en fault que je ne deviens folle
Par ton parler inutille et frivolle.
Penses tu bien eviter la vengeance
Du frere mort rompant son allegeance?
S'en luy ne veulx ta pitié convertir,
A tout temoins ne m'en viens divertir,
Mays laisse moy faire mon entreprise,
Advienne ou non que j'en soye reprise.
J'y prens plaisir, car ma gloire croistra
D'autant qu'en moy le tourment paroistra.
ISMENE Je congnoys bien que charité t'espoinct
Tant que la mort amere ne t'est poinct,
Mays nonobstant amour de frere telle
S'en ensuyvra sur toy peine mortelle.
L'ANCIEN PEUPLE O cher Phebus, o soleil radieux,
Le doulx exit de noz maulx tedieux!
O jour luysant, o tres belle clarté,
Heureux retour de nostre liberté!
O Dyane, o lumiere haultaine,
Vrays gardiens de Dircé la fontaine,
Trestous ensemble à ce coup vous salue
Restaurateurs de ma vye et value!
Par vous je suys hors de crainte serville,
Par vous en paix est Thebes nostre ville,
Par vous elle est hors de pleurs et regretz,
Car ce jourd'huy l'armee et camp des Grecz
Estans venuz en cruel equippaige
Tres bien montez, armez à l'advantaige,
Pour ce pays destruire et saccager,
Sont retirez sans nous endommaiger.
Polinixés, comme aigle ravissant,
Comme ung dragon la flamme vomissant,
Estoit venu, comme la fouldre, bruyre
Pour la cité à fer et sang destruire,
Mays nostre roy Etheoclés, son frere,
A resisté à sa fureur trop fiere
Si vaillamment que, nonobstant l'assault
Qu'il feit donner à Thebes de plain sault
Tout à l'entour des murs et des sept portes,
Rien n'ont servy ces violances fortes,
Car ains qu'il fut du sang nostre assouvy,
D'un coup de lance à la mort fut ravy.
Sa grand vantance et ses blanches pennaches,
Son cler harnoys et ses dorees haches,
Son cueur cruel baigné en sang humain,
Son zele ardent comme Mars l'inhumain,
Toute sa force et fureur enraigee
En rien qui soit n'ont Thebes dommagee.
Encor n'avoit son feu tant pullullé
Qu'il y eut rien en la ville bruslé,
Non seullement le hault sommet des tours.
Voila de Mars les tours et les destours!
C'est luy, c'est luy qui l'aigle a surmonté,
C'est luy qui a ce faulx dragon dompté,
C'est luy qui a au bas ce jourd'huy mys
Et faict fuyr les Grecz noz ennemys,
Qui bien pensoient à leurs advenemens
Du premier coup rompre les fondemens
De ceste ville, et ja s'alloient vantans
De la victoire, esjouyz et chantans
Comme si ja fussent victorieux.
Mays Juppiter qui hayt les glorieulx,
Les presumans et plains d'oultrecuydance,
Soubdainement du ciel fouldre et feu lance
Dessus ces Grecz qui vouloient s'advancer
Sur la muraille en la ville passer.
Dans les fossez sont ces Gregeoys tombez
Où par le feu furent tost succombez,
Car ung fort vent qui adoncq alenoyt
Dessus leurs corps tout ce feu ramenoyt,
Duquel tous ceulx qui avoient eschellez
Les murs thebains alors furent bruslez.
Mesmes sept ducz, qui de forces soubdaines
Donnoient l'assault aux sept portes thebaines,
Par les Thebains y ont esté tuez,
Et leurs despouilles et harnoys situez
Au temple sainct sacré à Juppiter.
Mays, dont nous fault extreme dueil porter,
Etheoclés, nostre prince vaillant,
Et l'ennemy Polinixe assaillant
Se sont tuez, o mauldicte vaillance,
Par deux grandz coups de furieuse lance.
O coups felons! O coups trop inhumains!
Occis avez ces deux freres germains,
Tous deux yssus de mesme mere et pere.
Et toutesfoys la victoire prospere
Est demeuree à Thebes, dont avons
Plaisir si grant que plus nous ne sçavons
Que c'est d'ennuy ny d'hostille detresse
Qu'avons souffert durant ce camp de Grece,
Mays puys que tant ceste victoire agree,
A ceste ville il faut qu'on se recree
Et qu'à dancer tout le peuple s'advance.
Denys premier commencera la dance:
Ainsi yrons de cueur gay et joyeulx
Trestous dansans vers le temple des dieulx,
Et la nuyct toute en chantz fauldra passer
Pour noz travaulx et peines effacer.
Dieu souverain! Mays qu'est ce que cela?
Mays quel tumulte, o Dieu, j'apperçoys là?
Le roy Creon, fils du roy Menecheus,
Soubz le pouvoir duquel ores sont escheuz
Tous les Thebains et de Thebes l'empire,
Qui se depart en courroux et conspire
Dedans son cueur quelque nouvelle chose
Qui n'est encor manifeste et declose.
Et c'est pourquoy il a par cry publicque
Faict assembler icy le peuple antique.
CREON Peuple thebain, puisqu'aprés grand longueur
Nostre ville est remise en sa vigueur,
Puisqu'aprés guerre estez tous remys suz
En vostre honneur, grace aux Dieulx de lassus,
Puisque je voy oultre toute esperance
Noz esbatz estre en paix et asseurance,
Mandez vous ay icy par deux messaiges
Venir vers moy, comme esleuz les plus saiges
De ce pays et comme ceulx que sens
Estre envers moy les plus obeissans
Et qui sans faincte ont tousjours reveré
De Laÿus le lignage honnoré,
Duquel yssu par droict heredital
Empereur suys de ce pays total,
Tenant l'empire en ma possession
Comme vray hoir en la succession
Du roy Edippe, aussi de ses deux filz
Que sans enffans la mort tient en ses filz.
Or je vous veulx dire le voulloir myen
Et sur ce avoir, o peuple cadmien,
Le vostre advis, car loyaulx me semblez,
Voyla pourquoy vous ay cy assemblez.
Difficile est de congnoystre et sçavoir
La volunté qu'un homme peult avoir
En son couraige. Impossible est en somme
Sçavoir s'il est ou meschant ou preudhomme,
Impossible est de bien apercevoir
S'il est vestu d'ignorance ou sçavoir,
Ou si en luy y a paresse ou soing
Pour le pays secourir au besoing,
Devant qu'il ayt esté le potestat
D'une province ou tenu quelque estat
En une ville, ou office exercé,
Ou qu'il se soit entremys et versé
Au manyment de la chose publicque,
Car là veoit on à quoy l'homme s'applicque:
Par ce moyen il faict ostention
De son couraige et son intention.
Quant l'homme est mys en siege ou dignité
Pour gouverner ung pays ou cité,
Et il ne suit le conseil veritable
Au bien public utile et prouffitable,
Ne dict aussi sans crainte et franchement
Ce qu'il en sçayt par loyal jugement,
Mays tient sa langue en sa bouche contraincte
Soit par argent, amour, faveur ou crainte
Il monstre assez son cueur tout infecté
De faulx semblant n'estre poinct affecté
Au bien publicq et qu'oncq il n'avoit eu
Auparavant un seul brin de vertu.
Celluy aussi qui le prouffit prefere
Ou de luy mesme ou d'amy ou de frere
Devant le bien de son pays, tel homme
Est ung meschant et s'en fault guetter comme
On faict d'un traistre et rend signiffiance
Qu'en luy n'y a seureté ne fiance.
Ce sont ceulx là qu'il convient expeller
Hors du conseil sans plus les appeller.
Quant est de moy, si malperte ou oprobre
A la cité pourchassoit mon filz propre,
Il sentiroit loyaulté et justice
Regner en moy sur paternel office.
J'en prens icy à tesmoings les haultz dieulx
Car à jamays me seront odieux
Les malveillans de leur patrie et terre,
Nostre recours soit en paix soit en guerre,
Estant certain qu'un prince qui prend cure
De son pays et justice y procure,
Acquiert par tout aliance et amys
Au detriment de tous ses ennemys.
Graces aux Dieux l'estat de la cité,
Par maint edict que j'y ay suscité,
Heureusement j'augmente et entretiens
En riche paix où tous je vous maintiens.
Justice y rendz par tout sans supporter
L'un plus que l'autre et sans faveur porter;
A ung chacun y est par moy rendu
Le bien ou mal tout ainsi qu'il est deu.
Et maintenant, pour faire clere preuve
Qu'avec ma langue accord au cueur se treuve,
J'ordonne et veulx qu'en toute la province
On face dueuil du tres illustre prince
Etheoclés, jusqu'à mort defenseur
De ce pays dont il fut possesseur.
Soit celebré son funebre appareil
Si triumphant qu'il soit le nompareil,
Tres noblement soit ensepulturé,
Puysque pour nous il a mort enduré.
Mays au rebours, du fier Polinixés
Ne soit en rien memoré le decés.
Souspir ne pleur ne soit gecté pour luy,
N'en soit faict dueil ne soit ensepvely.
Soit delaissé sans nul honneur et fame
Emmy les champs ce malheureux infame,
Qui s'esforcea de rendre dissipee
Sa propre terre à feu et à l'espee,
Qui s'employa par effortz apparens
Brusler ses dieux, son pays et parens,
Qui a voulu son sang mectre en servaige
Et qui d'un coup inhumain et sauvaige
Osta la vie à son frere charnel.
Mays pour pugnir tel monstre fraternel
Soit d'icelluy l'orde charongne infaicte
De playe et sang couverte et putrefaicte
Gectee aux champs, habandonnee en proye
Aux loups mordans et grandz oyseaulx de proye.
C'est mon edict! Et soit tost lapidé
Qui osera tant estre oultrecuydé
De venir contre. A quiconq est hayneur
De son pays, n'est deu bien ny honneur,
Mays la louange et les biens appartiennent
A qui leur terre et leur pays soubstiennent.
Etheoclés, qui donc tant a souffert
Qu'il a son corps à mort pour nous offert,
Aura de moy de l'honneur tout autant
Que si pour nous fut encor combatant.
Voyla la fin de mon royal devys,
Dont je demande ores le vostre advis.
L'ANCIEN PEUPLE O roy Creon, tu scez qu'il est en toy
A ton plaisir de faire edict ou loy,
Tant sur tous ceulx qui sont vivans icy
Que sur les mortz en ce royaulme icy.
CREON Observez doncq ce que je vous encharge.
L'ANCIEN PEUPLE A jeunes gens plus decente est la charge
De faire guet et veiller. CREON Pres du corps
Du trespassé les plus jeunes et fortz
Font jà le guet. L'ANCIEN PEUPLE Et doncques pourquoy est ce
Qu'à nous encor de cecy tu t'adresse?
CREON Affin que ceulx qui ont en desplaisir
L'edict nouveau n'ayent lieu ne loysir
D'aller encontre. L'ANCIEN PEUPLE Avoir ne fault de doubte
Qu'en ce danger creature se boute,
Car il n'y a homme tant fol soit il
Qui sa mort cherche. CREON Argent est tant subtil
Que soubz l'espoir d'eschapper sans danger
Il faict à mort plusieurs hommes ranger.
LE GARDIEN DU COPRS DE POLINIXÉS O roy Creon, pourtant si tu me veoys
Si fort esmeu qu'avoir ne puys ma voix,
Comme estant hors d'alaine, ce n'est pas
Qu'à toy je soye accouru si grant pas.
Je ne me suys si tres fort avancé,
Mays en chemin m'arrestant ay pensé
Souventesfoys que venir ne debvoye
Par devers toy, mays prendre une aultre voye.
Souvent mon cueur me disoit:«Où vas tu?
Tu vas au lieu où tu seras battu
Incontinant qu'arrivé y seras,
O miserable! Or voys que tu feras».
Et tout soubdain m'exortoit au contraire
En me disant: «Il ne te fault retraire
De ton emprys, veulx tu t'arrester cy?
Le roy sçaura aussi bien tout cecy
D'aultre que toy. Va doncq sans plus penser
Par devers luy ton chemin advancer
Et il aura de toy compassion».
Doncques estant en telle passion
Et, en mon cueur ces choses revolvant,
J'alloys parfoys viste comme le vent,
Puys lentement comme le lymaçon.
En ceste doubte et penible façon
Le chemin brief pour venir en ces lieux
Ne m'a esté non moins long qu'ennuyelux,
Et neantmoins que peste nompareille
C'est molester d'un prince ou roy l'aureille,
En ce danger à toy me viens offrir,
Sachant tres bien que je ne puys souffrir
Sinon cela qui m'est fatallement
Predestiné. CREON Mays pourquoy tellement
Es tu esmeu? Dys moy en asseurance
Dont te provient telle desesperance!
LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS Je me congnoys, ne suys l'aucteur du crime,
Ta fureur doncq en ton cueur ne s'imprime
Encontre moy. CREON Tu faiz ja ton excuse
Comme ung coulpable avant que loy t'accuse,
O miserable! LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS Helas! Tel demerite
Cruelle mort, par ton decret, ne merite.
CREON O dur presaige! LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS On a en terre mys
Polinixés. CREON O grief forfaict commys!
O malheureux! Par qui est advenu
Ce grand scandalle? LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS A moy est incongneu
Ce malfaicteur et ne congnoys aussi
Aucunement comme s'est faict cecy,
Car alentour du corps du trespassé
Il n'y a train qu'aucun y soit passé,
Il n'y a trasse ou de char ou de roue,
Il n'y a coup ou de besche ou de houe,
Il n'y a marque illec d'estre arrivé
Aucune beste ou sauvaige ou privee,
Mays est la terre unie, entiere et dure
A l'environ sans aucune rupture.
Cela m'induict à penser qu'un des dieux
En est l'aucteur misericordieux,
Car en cecy n'y a façon ne signe
D'oeuvre mortel, mays est ce faict insigne
Totallement des humains estrangé.
Ce que voyans, chacun au guet rengé,
Fusmes actainctz d'une horreur formidable
Tant la charongne estoit abhominable
De ce corps mort, qui sans estre caché
Apparoissoit des playes tout haché.
Bien y avoit une pouldre menue
Tout seulement par dessus espandue
Par pieté, pour fuir le peché
Duquel on est surpris et empesché
Quant mesprisant l'humaine creature
On ne luy donne aprés mort sepulture.
O roy Creon nous, gardes estonnez
De tout espoir nudz et abandonnez,
Aprés de langue avoir faict long debat
Feussions venuz aux playez et combat,
Mays ung chacun d'entre nous lors feit veu
Avec serment de se gecter au feu
Ou cas qu'il vint en jour et congnoyssance
Preuve au rebours de sa pure innocence.
Finallement congnoyssans ne sçavoir
Du forfaicteur la congnoyssance avoir,
Quelque debvoir, enqueste et diligence
Qu'y avons faict en toute intelligence,
Il fut conclud qu'au sort failloit gecter
A qui viendroit ce faict te reciter,
Ce qui rendit le plus chault et hardy
De nous trestous couart et refroydy,
Tant que craignans si perilleux meschef
Tous contre terre aillons baissans le chef.
Mays ung si grand et dangereulx esmoy
Le sort gecté a tombé dessus moy,
Moy miserable! Et force m'a esté
Venir icy devers ta majesté,
Et toutesfoys que j'y soys parvenu
De bon vouloir, seray le malvenu,
Car poinct on n'ayme ung homme lequel porte
Malle nouvelle, helas, que je t'apporte.
Ce nonobstant, puisque la verité
En fin domyne et a l'auctorité,
Entens, o roy, quel est mon jugement
En cest endroict: c'est que certainement
Je croy la chose estre ainsi advenue
Par le vouloir du Dieu qui feit la nue.
CREON Serre ta bouche, estrains ta langue folle,
Qui à courroux tant m'incite et m'affolle,
O insensé, quant tout je ramentoy.
Raison n'y a ny apparence en toy,
A ton propos et à t'oyr il semble
Que tu soys fol et vieillard tout ensemble.
Estimes tu les dieux avoir envie
Qu'honneur soit faict à la mauvaise vie?
Penses tu bien qu'en rien soient soulcieux
De ce desfunct qui fut tant vicieux?
Mays à sçavoir si les Thebains ont eu
Le cueur si lasche et si peu de vertu
De luy avoir voulu tant d'honneur faire,
Luy qui estoit venu pour les desfaire,
Luy qui s'estoit mys sus en mortel rang
Pour son pays mectre à fer et à sang?
Non, certes non! Et croire fault aussi
Qu'homme de bien n'a faict cest acte cy,
Mays les mutins, qui m'avoient en rancune
Pour mon edict, par force de pecune
Ont à ce faire en secret incité
Quelque Thebain, qui par necessité,
Sans redoubter de mort le cruel dard,
A par argent mys sa vye en hazard,
Car je suys seur que par force d'argent,
Tant son pouvoir incredible est urgent,
Il n'y a mal où loy ne s'esvertue.
Argent nous faict la justice tortue,
Argent seduict la tres pure latrye,
Argent nourrit la faulse idolatrye,
Argent corrompt les cueurs des plus preudhommes,
Argent domyne es pensees des hommes,
Argent tollit nostre riche franchise,
Argent faict tout et desfaict à sa guyse,
Argent attraict meurdres, seditions,
Argent ne veult que verité dissions,
Argent trahit sa patrye et province,
Argent faict vendre et son pere et son prince,
Argent est source aux malheureux scandalles,
Argent est pere à noz voluntez malles.
Brief argent est la racine profonde
De tous les maulx et pechez de ce monde.
A ce propos, par argent et butin,
Ce forfaict a commis quelque mutin,
Mays, par le dieu qui m'a faict et formé,
Si de par toy je n'en suys informé,
Tu sentiras estre mon jugement
Trop plus cruel que du noir Rhadamant.
Trouve moy donc ce meschant plein d'excés
Qui a en terre admys Polinixés,
Affin qu'à tous la justice tres ample
Que j'en feray soit mirouer et exemple
Que loy ne doibt aymer aucunement
Prouffit ne gaing qui s'acquiert meschamment,
Car de la chose acquise en telle sorte
Plus de malheurs et d'ennuy la fin porte
Que de bon heur et de plaisir. LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS O roy,
Il te plaira de me donner octroy
De te respondre ou de faire depart
De ta presence. CREON Argent qui par trop art
T'a faict ta vye ainsi advanturer!
Tu as osé ce mort sepulturer?
J'en ay sur toy doubte et suspition.
LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS O quel danger et malediction
Sont arrestez par suspition faulce!
CREON Par Juppiter que les justes exaulce,
Si de cecy certain tu ne me faiz,
Asseure toy d'en porter si dur faix
Qu'on congnoystra que d'argent mal acquis
Et du prouffit et gaing meschamment quis,
Quant verité est au jour et apperte,
Moins de prouffit en revient que de perte.
LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS En moy ne gist de t'en faire ouverture,
C'est en fortune et bien grand advanture.
Mays soit ce faict prouvé ou non prouvé,
Le malfaicteur trouvé ou non trouvé,
Je fays promesse et veu à tous les dieux
Que si je puys eschapper de ces lieux,
Je n'y seray en ma vye apperceu,
Puys qu'en ce poinct mon espoir m'a deceu.
L'ANCIEN PEUPLE Combien qu'au monde y ayt cent mille choses
Esquelles sont maintes vertuz encloses,
Combien qu'au monde y ayt maincte industrie
Tres excellente au parfaict accomplye,
Rien ne se trouve ainsi excellent comme
Est triumphant et plain de gloire l'homme,
Qui par son sens sçayt en mer naviguer
Et d'occident en mydy traffiquer
Maulgré les ventz et leur emotion;
Qui par tres belle et bonne invenction
Faict que la terre, au travail des chevaulx,
Nous rend ses fruictz par montz, plaines et vaulx;
Qui inventa par rhetz et hameçons
Es eaues courans arrester les poissons;
Qui a rendu le fort thaureau domptable
Facille au joug et au labeur traictable;
Qui a posé par industrie au col
Du franc cheval la bride et le licol;
Qui les oyseaulx farouches du boscaige
A retirez, aprivoisez en caige;
Qui a trouvé, avec cordes et rhetz,
Façon de prendre es grandz boys et forestz
Les fiers sangliers, les cerfz legier corrans
Et dains craintifz par montagnes errans.
Mays dont trop plus fault qu'on le gloriffie,
Il a des cieux ravy philosophie,
Il a les artz et les lettres donnees,
Il a les loix faictes et ordonnees
Qui font regner les sacrez roys et princes
Et vivre en paix les citez et provinces,
Il inventa maisons et bastimens
Et la façon de divers vestemens
Pour eviter du ciel les advantures
Et resister à pluyes et froydures:
Bref toute chose, art et subtilité,
L'homme a trouvee à son utilité,
Et par son sens à tout il a pouvoir
De donner ordre et au besoing pourveoir
Sans se laisser de rien suppediter
Fors de la mort, qu'il ne peut eviter.
Mays pour guarir de mainctes maladies
Par son travail aux longues estudies
Il a trouvé l'art salubre et insigne,
L'art triumphant d'utille medecine.
Et nonobstant que de toute science
Et de tout art l'homme ayt experience
Et que soubz luy toute chose chemine,
Le mal plustost que le bien le domyne
Par son plaisir qui l'asservit et dompte.
Ainsi soy mesme il se vaincq et surmonte
Et se rend serf par propre volunté
A sa mauvaise et folle volupté
Plustost enclin à vice et à malfaire
Qu'il ne seroit à quelque bon affaire.
A ce propos, puys peu de temps on a
Rompu l'edict que le roy ordonna,
Mays tout autheur de telle sedition
Merite bien de mort pugnition,
Car la loy rompre, au roy port et defence
Et paix au peuple, est capitalle offence.
Dieu souverain! Je voy là Antigone
Qu'on maine au roy. Cela doubte me donne
Qu'elle a enfrainct l'edict. O malheureuse!
Auroys tu tant esté advantureuse?
Je croy que non! Aussi tu n'es menee
Comme personne à la mort condampnee.
LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS O que souvent les serments des humains
Sont sans effect, inutilles et vains!
O que de veux, qui chacun jour sont faictz,
Souvent sont nulz et restent imparfaictz,
Car nostre advis premier à neant vient
Par le nouvel accident qui survient
Ou quant ailleurs le cueur veult prendre adresse.
O roy Creon, ce propos je t'adresse
T'advertissant que nonobstant le veu
Que j'avoys faict de n'estre jamays veu
En ce lieu cy et qu'eusse ainsi promis,
Par devers toy me suys au retour mys
Pour te livrer celle mal advisee
Antigone qui a la loy brisee.
CREON Dis moy sa prise. LE GARDIEN DU CORPS DE POLINIXÉS Estant de toy party,
Lors que de mort m'asseuras le party,
Si tu n'avoys du malfaicteur notice,
Mes compagnons, auxquels de ta justice
La grand faveur j'avoys desja notee,
La terre seiche et la pouldre ont ostee
Qui sur le corps estoit mise et esparse.
Ainsi l'ayans laissé nud en la place,
Dessoubz ung roc cachez nous apuyons
Secretement et là nous espions
Quiconq viendroit de jour ou temps indeu
Pour achever l'obseque defendu.
Jusqu'à mydy le temps fut bel et cler,
Mays tost aprés survient ung gros escler,
Avec oraige et tempeste si forte
Parmy ung vent de si estrainge sorte
Que tant de pouldre en l'air s'en assembloit
Que ce jour là à la nuict ressembloit.
Il n'y avoit en l'air que terre et pouldre,
Au ciel luysant rien que tempeste et fouldre,
Adoncq es boys les ventz ont abbattuz
Branches, rameaux et grandz arbres tortus,
Lors soubz le roc cachez fusmes jusqu'à ce
Que la tempeste au beau temps eut faict place.
Le temps ne fut si tost mys au serain
Que nous veoyons venir le petit train
Antigone, laquelle apercevant
Son frere ainsi à la pluye et au vent,
Emmy les champs le corps nud, despoillé,
De sang infect et de playes souillé,
Devant noz yeulx coulpable se soubzmit
Par les clameurs et criz que lors vomit,
Et escoutant ces plainctes d'Antigone
Me souvenoit de la noble cicongne
De qui on a pris les oyseaulx petitz
Lorqu'elle cherche aux champs leurs appetitz,
Et se veoyant d'eulx privee au retour
Pres de son nid se plainct. Ainsi autour
Du frere mort la soeur le regretant
En plainctz et criz s'alloit desconfortant.
Aprés tel dueil de ses beaulx yeulx yssirent
Ruysseaulx de pleurs qui son yre adoulcirent,
Desquelz la tache et ordure elle efface
Du trespassé le baisant en la face.
Puys à l'entour de son chef environne
Du vert laurier une franche couronne
Et sur le corps elle respand et tombe
Terre nouvelle au lieu de riche tombe.
Puys pour l'honneur dernier et souverain
Au bruict et son d'un cler vase d'airain
Entour de luy tourne troys foys aiant
Fuit ses pechez et ses maulx expiant.
Ce faict, voulant en secret s'evader,
Entre noz mains s'est faict aprehender
En confessant sans contraincte ne doubte
De ce forfaict son entreprise toute.
De ceste prise autant j'euz de lyesse
Et de plaisir que d'ennuy et tristesse,
Car le plaisir et joye que j'ay euz
C'est que de mort alors je me congneuz
Estre eschappé. Aussi ce m'est dueil grand
Quant par mon faict mon proche est mal souffrant.
O quel douleur! Au lieu de secourir
Mener son propre au danger de mourir!
Mays puys qu'il fault sans d'un poinct differer
Nostre salut devant tout preferer,
O roy Creon, le malfaicteur je rendz
Entre tes mains et de toy congé prendz.
CREON Toy qui sur terre ainsi baisses le chef,
Avoue tu le faict de ce meschef
Seditieulx? ANTIGONE Ung cas louable ay faict,
Plain de vertu, sans vice ne meffaict!
Si par vertu la soeur prend hardiesse
D'ensepvelir son frere, quel mal est ce
Ne quel peché? CREON O folle, à malheur nee,
N'estoys tu pas assez acertenee
De mon edict qui le te defendoit?
ANTIGONE Seure j'estoys de ce qu'il commandoit.
CREON Quelle follye a doncques peu atraire
Ta volunté de venir au contraire?
ANTIGONE Ce n'estoit pas la haulte deité,
Ce n'estoit pas justice n'equité,
Ce n'estoit pas creature immortelle
Qui nous avoient donnee une loy telle.
Les justes loix des dieux n'ordonnent pas
Qu'en rien ne soient celebrez noz trespas.
Dieu n'est en rien offensé, ny personne,
Quant aux deffunctz sepulture l'on donne.
Si doncq mon frere en terre ay voulu mectre,
Quel est le mal que j'y ay peu commettre?
Estimoys tu que la severité
De ton edict vainquist ma charité?
Estimoys tu que tell' peine passive
Vainquist la joye en tous biens excessive
Que j'esperoys? Car telle mort souffrant
Plus grand plaisir venoit à moy s'offrant.
N'est pas à l'homme endurant tant de maulx,
Comme je fays, tant d'ennuictz et travaulx,
Ung grant soulas et plaisir singulier
Que d'ung seul coup mort l'en vient deslier?
Pour ceste cause à mourir n'ay eu craincte,
Mays douleur griefve en mon cueur feust empraincte,
Si de mon frere aux champs nud et transy
Eusse le corps enduré estre ainsi
Dont j'enduroys tant de melencolye.
Or en ce faict n'y a mal ne follye,
Et toutesfoys si bas te semble. O roy
Creon, que c'est toy qui faiz tout le desroy
Par tant de loix vaines et varyables,
Dures aux ungs, aux aultres aggreables!
L'ANCIEN PEUPLE L'aigre parler d'Antigone obstinee
Declaire bien qu'elle est originee
De gens cruelz. Son gros cueur qui furye
Ne degenere en rien de la furie
Du felon roy, son fier pere Edippus.
CREON Les plus fiers cueurs sont les premiers rompus,
Les cueurs plus durs que dÿamans polys
Sont les plustost ployez et amollys.
L'acier et fer en l'ardente fournaise
Piece aprés l'aultre on corrompt à son ayse,
Les grandz chevaulx sauvaiges l'homme guide
Où il luy plaist avecques une bride,
On fleschit bien des monstres et lyons
Les durs effors et les rebellions.
Il n'y a rien tant soit il endurcy
Qu'avec le temps ne soit bien adoulcy.
J'espere doncq la superbe amollir
De ceste fille et sa durté tollir.
Elle est ainsi orguilleuse esperant
Que son orgueil, pour estre son parent,
J'endureray. Si n'est ce pas raison
Qu'aucun estant nourry en la maison
De ses parens se demonstre vers eulx
Rebelle et fier, arrogant et yreux.
Mays ceste folle au lieu de me complaire
Me faisant pys ose ma loy desfaire.
Et le malheur! Encore la glorieuse
S'en gloriffie et semble estre joyeuse,
Dont de despit a peu que ne desnye,
Car de celluy je hay sur tout la vye,
Comme meschante et de griefve mort digne,
Qui en ses maulx se presume et obstine.
Doncq pour pugnir son couraige felon,
Si de la mort ne sentoit l'esguillon,
Il sembleroit qu'elle eust la joyssance
De ce royaulme avec telle puissance
Qu'elle y feroit ou romproit à son gré
Loix et statutz ainsi qu'en mon degré.
Mays par les dieux, ma propre soeur fust elle
Ou ma parente, ainsi que la sçay telle,
Ou de la race et sang de Juppiter,
Elle et sa soeur feray precipiter
A dure mort. Que tost doncq on amaine
L'infortunee et temeraire Ismene,
Qui m'a semblee à ses furieulx criz
Estre du tout troublee en ses espritz.
Cela m'a faict presumption notable
Qu'avec sa soeur elle est de ce coulpable,
Car bien souvent la malle conscience
Se mect en veue et donne prescience
De son peché avant qu'on l'en accuse.
ANTIGONE Je süys l'auctrice et je ne m'en excuse,
Mays tu n'en peulx sinon m'oster la vye.
CREON Alors sera ma pensee assouvye.
ANTIGONE Puisque mes jours te sont tant odieux,
Puisque mes dictz te sont si tedieux,
Puisqu'à la mort livrer tu me pretends,
Je m'esbahys que c'est que tu attendz.
Je ne crains poinct de mort l'austerité,
Bien que pourtant ne l'aye merité,
Car ce n'est vice, ains chose bien louable,
Plaisante aux dieux, aux hommes aggreable
Et aux desfunctz quelque contentement,
L'honneur qu'on faict à leur enterrement.
Si de mon frere ay doncq la pourriture
Voulu poser soubz tombe et sepulture,
En meritay je une mort si estrange?
Non, certes non, mays honneur et louange!
Tous d'une voix et semblable union
Sont les Thebains de mon opinion,
Comme certains que verité je dy,
Mays il n'y a nul d'entre eulx si hardy
Qui reciter osast la verité
Craignant, o roy, l'yre et severité
De ta presence, helas, qui aux gens bousche
Le parler libre et guychet de leur bouche.
O roys heureulx au terrestre hemisphere,
O roys heureulx en ceste ronde sphere,
O roys heureulx sur tous durant cest aage,
O roys heureulx en ce bas heritaige,
Car il vous est permys sans contredire
Ce que voulez à monde faire et dire!
CREON Mays qui t'a meu honneur et grace faire
A ce meschant de Thebes adversaire?
Mays qui t'a meu luy faire tour d'amy,
Veu qu'il estoit du pays ennemy?
Mays qui t'a meu luy donner sepulture,
Luy qui estoit ennemy de nature?
ANTIGONE Troys poinctz y a qui ont faict allumer
Le mien desir affin de l'inhumer:
Le premier est qu'il fault en tous endroictz
Ne reffuser aux trespassez les droictz
De sepulture; amour pour second poinct,
Car nul ne fault hayr, à ce m'espoinct;
Et pour le tiers, puysque je suys sa soeur,
Luy doibz je pas plus de grace et doulceur.
CREON Ores seras enclose toute vive
Soubz une tombe espesse et bien massive
Pour pieté telle y faire que sçauras,
Mays moy vivant ce pouvoir tu n'auras.
L'ANCIEN PEUPLE Voila Ismene au plus pres de la porte
Qui fond en pleurs, helas, de telle sorte
Que de ses yeulx semble yssir une nue
Tant à plourer sans cesse continue.
Sa joue blanche et son viz gracieulx
Sont tous couvers de sang qui de ses yeulx
Comme ung ruysseau coule en grand abondance.
L'oprobre vil faict à son frere advance
Dedans son cueur si extremes douleurs,
L'occasion de ses larmes et pleurs.
CREON Toy qui par dol et secrette cautelle
Comme ung serpent et vipere mortelle
Me destruysoys, t'es tu bien empeschee
D'avoir au mort sepulture cherchee
Comme ta soeur? O dieux, pas ne pensoys
Qu'avecques moy deux pestes nourrissoys,
L'eversion de moy et mon empire!
ISMENE Je ne sçauroys le contraire te dire.
ANTIGONE A ce faict cy ne fut oncq consentante.
ISMENE Autant que toy j'en suys participante!
ANTIGONE Non seullement quant j'euz à toy recours
Me reffusas de ton bras le secours,
Mays divertir me voulloys que n'allasse
Parer l'obseque. Or voy je ta fallace:
Ton cueur dict d'ung et d'auctre dict ta bouche.
ISMENE Je te supplye, ostes moy ce reproche
Sur tous infame! ANTIGONE Amy n'est nullement
Qui de parolle ayme tout seullement.
ISMENE Vouldroys tu bien que souffrisse le blasme
Qu'avecques toy soubz ceste mesme lame
Ne feusse mise et m'oster ce bonheur
D'avoir ma part au fraternel honneur
Tant qu'au bien faict participant ne soys
Du trespassé? ANTIGONE O soeur, tu te deçoys,
Car le droict veult, puysque seulle j'en meurs,
Que seulle aussi j'aye tous ces honneurs.
Doncq, n'y pretens. Saige n'est qui vouldroict
Avoir sa part où il n'a aucun droict.
ISMENE Que deviendray je, helas, si je te pers?
O que mes jours seront durs et divers!
Que langoureuse, helas, sera ma vye,
Si je demeure et la mort t'ayt ravye!
ANTIGONE Parles à Creon, quiers en luy reconfort!
N'est ce pas luy que tu craignoys si fort
Sans point l'avoir offencé? ISMENE Pourquoy doncq
En suys j'en peine et tourment si tres long?
Las, si du faict innocente suys, pure,
Pourquoy fault il que le mal j'en endure?
ANTIGONE Ce nonobstant que tu me veoys ryante,
J'ay en mon cueur douleur non varyante,
Mays force m'est que je me mocque et rye
De toy qui es en telle fascherie.
Et tu pensoys ung bel acte avoir faict
Par ton reffuz? ISMENE Qui s'abuse en son faict!
Mays de mon mal t'adviendra il prouffit.
ANTIGONE Si tu demeures en vye, il me suffit.
Je le requiers aux dieux! ISMENE Helas, helas!
De mesme mort que toy suys prise es las,
Moy miserable! ANTIGONE A vivre tu taschoys,
Et moy la mort louable je cherchoys
Au lict d'honneur. ISMENE J'ay predict ce passaige.
ANTIGONE Et tu pensoys estre prudente et saige
Craignant la loy! ISMENE Le peché de nous deux
Est tout semblable. ANTIGONE A grand tort tu te deulx,
Ta vye est franche ainsi qu'as desiré.
Mays long temps a qu'ay tousjours aspiré
Au reng heureulx estre des trespassez!
Las, je n'ay peu te faire honneur assez,
O mon cher frere! CREON A oyr la parolle
De ces deux soeurs, l'une d'elles est folle
Puys peu de temps, mays j'ay bien congnoissance
Que l'aultre l'est du tout de la naissance.
ISMENE La volunté mauvaise enracinee
Ou fons du cueur de personne obstinee
Poinct ne se passe et jamays ne s'oublye
Jusques à tant qu'elle soit accomplye,
Mays quant le mal est faict et accomply
Le mauvays vueit lors est mys en oubly.
CREON Encor est doncq ta mauvaise pensee
Dedans ton cueur enclose et absconsee,
Car tu n'as sceu l'executer. ISMENE Non certes!
Dont me desplaist. CREON Tu veulx doncq aux dessertes
Participper d'Antigone, ta soeur,
Digne de mort? ISMENE De ce point, tiens, t'asseur,
Car de plus vivre espoir n'ay ny envye
Quant je sçauray ma soeur plus n'estre en vye.
CREON Ne me diz point que ta soeur soit vivant:
Elle vault morte. ISMENE Yras tu poursuyvant
La mort de celle à ton filz advouee
Pour son espouse? CREON Elle est à mort vouee!
ISMENE O cruel pere, helas, qui a prefix
De mectre à mort la femme de son filz!
CREON J'aymeroys myeulx qu'il feust mort qu'adonné
Je le congneusse à prendre Antigoné
En mariaige, elle qui est si folle!
ISMENE O trop felonne et cruelle parolle!
O cueur sanglant! O trop furieulx pere
Qui à son filz brasse tel vitupere!
CREON Cesses tes pleurs! En vain fays ces clamours,
C'est pour neant que tu plains ces amours
Ja condempnez. ISMENE Mays d'un paternel cueur
Pourroit il bien sortir telle rigueur?
CREON L'amour des deux ja saysit Atropos
Pour le ravir. ISMENE O rigoureux propos!
Ma soeur est donc à mourir destinee?
CREON Toute personne à ceste fin est nee,
Et toy et elle. ISMENE O pervers jugement!
O cueur de pere inhumain! CREON Promptement
J'ordonne et veulx que soubz tombe serree
Soit toute vive Antigone enterree
Avecques toy. ISMENE O sentence cruelle!
CREON Peuple thebain, ayez l'oeil dessus elle
Et sur sa soeur, si bien qu'elles ne puissent
Trouver moyen que d'icy elles yssent,
Car homme n'est tant soit asseuré fort
Qui d'eschapper ne face son effort
Quant il congnoyst que mort de luy s'aproche.
ISMENE O cueur de marbre, o cueur plus dur que roche!
L'ANCIEN PEUPLE O bien heureulx ceulx qui passent leur aage
Sans encourir de Dieu l'yre et l'oraige,
Car ceulx qui sont de luy persecutez
A souffrir mal sans fin sont deputez.
Ceulx qui sa main et pugnition sentent
Mille travaulx sans cesse les tourmentent,
Et à malheur non seullement leur vye
Mays de leurs hoirs est aussi asservye.
Ainsi est il de la race ancienne
De la maison royal labdacienne,
Que j'apperçoy de jour en jour descheoir
Pour mal sur mal qui vient sur elle cheoir.
Tous les enffans qui d'icelle descendent
Y sont subjectz et point ne l'en defendent.
Mesmes ces soeurs, dernieres de la race
De Labdacus, sont en ceste terrasse
Si pres de mort, soubz qui chacun succombe,
Que ja est faicte et leur fosse et leur tombe,
Et en ces deux finira la lignee
Et la maison à malheur destinee
De Labdacus, qui est incessamment
Plaine d'oraige et tempeste et tourment
De tous cestez. Ainsi qu'est la mer creuse,
Quant Borreas par force impetueuse
Va tourmentant ces varyables undes,
Lors, au plus hault des abismes profondes,
Le sable en sourt. Et tant est excitee
Qu'elle est partout esmeue et agitee,
Adont la rive et les portz qui endurent
Ce fort oraige en grondent et murmurent.
O la petite et fragille fiance
De cestuy monde: on n'a que defiance!
O foible apuy de la beatitude
De ceste vie: on n'a qu'incertitude!
O terriens, vostre pouvoir se passe,
Tant grant soit il, en bien petit d'espace!
Dieu souverain, regnant sur le soleil,
Où est celluy à ta beauté pareil,
Où est celluy tant soit riche et puissant
Qui comme toy soit seigneur joyssant
De toute chose et totalle puissance
Dont à jamays tu as la joyssance,
Maulgré le temps qui tout ronge et consomme,
Maulgré sommeil qui noz freres assomme,
Maulgré la mort et l'aiguë poincture
De son fier dard sur toute creature.
O seigneur Dieu, par tout sans fin regnant,
Soubz qui tout ploye et se va prosternant,
Ton pouvoir fut tousjours, est et sera
Par dessus tous et point ne cessera.
Au grand besoing en tout temps et toy seul
Chasse de nous et le mal et le dueil!
Pour cest effect demeure ta loy saincte
Stable à jamays sans pouvoir estre enfraincte:
Toute aultre loy est delicate et tendre
Qui ne nous peult asseurer ny defendre
Des maulx, malheurs et dangers advenir,
Car tous les jours on veoit cela venir
Que toute loy par aultre que loy faicte
De l'homme mesme est rompue et deffaicte,
Ou par pecune ou divers jugement,
Ou bien par force ou par contenpnement.
Doncq, o mortelz qui avez asseurance,
En aultre loy mectez vostre esperance,
Et qui voz jours en ceste sorte usez,
Certainement bien estez abusez,
Car par la fin qui faict couronner l'oeuvre,
Devant voz yeulx vostre abus se descoeuvre,
Quant ne trouvez en la mondanité
Finallement qu'abuz et vanité,
Et neantmoins qu'on vient par advanture
Aucunesfoys à la chose future
Qu'on esperoit et que certainement
Tousjours l'espoir ne nous trompe et desment.
N'ayons pourtant ceste esperance folle
Qu'a l'ignorant en sa raison frivolle,
Lequel ayant par le cours de nature
Dict quelquefoys et baillé l'ouverture
D'aucune chose au temps futur utile
Se va paissant d'esperance futille
Si longuement qu'il est tout esbahy
D'estre à la fin enclos et envahy
De pauvreté, miseres et perilz.
L'ebetement de tous ses esperitz,
Lors par regret et ennuy qui l'oppresse,
Perd son espoir et n'a rien que destresse
Et ne luy vient que toute affliction,
Tout au rebours de son intention,
Congnoyssant lors qu'esperance mondaine
N'apporte en fin qu'abuz, douleur et peine.
Quiconques doncq ainsi sa vye passe
Dessoubz l'espoir des biens de terre basse,
Et qui y est tant prompt et aspirant
Qu'aux eternelz il les va preferant,
De son cerveau n'est pas moins transporté
Ne d'ignorance et follie porté
Que cestuy là qui mal et infamye
Va preferant sur bien et preudhommye,
Et lequel juge ung bon acte honnorable
Estre mauvays, aussi vituperable.
Dieu, qu'est ce cy? Aymon, le filz du roy,
Arrive cy en tres mauvays arroy,
Mays tout le mal dont il se desespere
Ne luy provient sinon que de son pere,
Qui faict à mort Antigone exposer
Laquelle en brief il debvoit espouser.
Helas, au lieu de tant belle compaigne,
Tres layde mort le tient et accompaigne.
CREON O filz Aymon, qui te meult despiter
Et si tres fort contre moy t'irriter?
As tu le cueur si tres pusillanime
De me laisser pour amour feminine?
Ayme tu myeulx encherir en ce diffame
De me trister pour plaire à une femme
Qui est jugee à mort par tes parens
Pour ses pechez et crimes apparens?
AYMON Aucune amour n'a dessus moy puissance
Que ne te porte entiere obeissance.
La raison veult qu'à tes dictz j'obtempere
Ainsi que doit tout enffant à son pere,
Pourveu que mal n'y soit faict ne pensé
Et que nully n'y soit poinct offencé.
CREON Tout bon enffant doit au vueit paternel
Sur toute chose estre prompt et ysnel.
Il doit sur tout obeir à son pere,
S'il veult qu'en biens luy et l'autre prospere.
Quel plus grand bien l'homme se peult il veoir
Que des enffans obeissans avoir?
Certes, son bien et tout son plus grand heur
C'est de se veoir d'enffans le geniteur
Qui de luy plaire ont bonne envye, pource
Que de soullas luy sont apport et source
Et font honneur à luy et ses amys
Et honte et dueil à tous ses ennemys.
Mays au rebours plus extreme malheur
Ne se peult veoir, ne plus griefve douleur
Que de congnoystre avoir mys en essence
Enffans à luy n'ayans obeissance.
O quel regret d'avoir conceu en eulx
Dueil à luy mesme et joye à ses hayneulx!
Doncques mon filz, puisque c'est mon plaisir,
Ne veulles plus ton couraige saisir
D'amour de femme, amour de celles l'une
Qui sont changeans plus souvent que la lune.
Là n'y a poinct d'asseurance ne foy,
Non plus qu'au vent, car la femme de soy
Ça et là ploye et n'a à tous propos
En son cerveau ny arrest ny repos,
Ains pour ung rien sans propos ne demy
Yra faulsant la foy à son amy
Qui ne s'en doubte, ains se prise auprés d'elle
Aussi asseur que d'un amy fidelle.
Mays il n'y a danger plus evitable
Qu'avecques ceulx tousjours estre habitable
Qui comme amys dehors se monstrent telz
Et au dedans sont ennemys mortelz.
Or laisse doncq, laisse ta faincte amye
Antigone, ta mortelle ennemye,
Ayant osé sur la loy entreprendre,
Soubz ung tombeau ses espousailles prendre.
La toute vive enterree sera,
Son royal sang ne l'en empeschera,
Car ma puissance et majesté royalle
Elle a blessee. O ma foy tres loyalle,
A ma couronne à jamays je tiendray
Tant que le sceptre en Thebes maintiendray!
O filz Aymon, si souffrir je vouloys
Les miens subjectz rebelles en mes loix
Et que leur roy de faict ne me monstrasse
En corrigeant leur temeraire audace,
A peine auroys la domination
Dessus une aultre estrange nation.
O que le roy est sans cesse à priser
Qui rend à tous, sans nul favoriser,
Juste justice! O les peuples heureux
Qui ont tel chef dominant entour eulx!
Car il leur est seure tuition
De leur franchise envers l'oppression
Dont ilz seroient vexez par les plus fortz,
Ne fut justice ostant tous ses effortz.
Et tout ainsi qu'au chef et gouverneur
D'une province est deu tres grand honneur
Quant loyaulment en sa charge il s'acquitte,
Le bon vassal moindre loz ne merite
Quant à son prince et à tout son edict
Il obeyt sans gronde ou contredict.
Mays cestuy là qui veult rompre la loy
Et ne veult pas obeyr à son roy
N'a ses commys, il le fault ruyner
Comme rebelle et qui veult domyner,
Car quiconcq est en siege royal mys,
Chef, gouverneur, potestat ou commys,
Il doit avoir la jurisdition
Sur tous estans soubz sa connession,
Et ne luy fault en rien estre rebelle,
Mays en tout cas obeissant, fidelle.
Celluy est doncq digne de grand louange
Qui au vouloir de son prince se range,
Et envers tel il convient estre large
D'honneur, de biens et quelque bonne charge
Et luy donner le pillage et butin
Que ne dessert le rebelle mutin.
Certainement l'obeissant souldart,
Qui est tousjours pres de son estendart
Et qui jamays ne se bouge et desplace
Sans grand besoing hors du lieu et la place
Où son chef l'a assis et ordonné,
Bien grandement doit estre guerdonné.
C'est cestuy là à qui despartir fault
Loy et prouffit: il le merite et vault
Ce qui ne faict le mutin et farouche,
Car au souldart est capital reproche
Et ung danger sur tous pernicieulx
Qu'estre rebelle aussi seditieux.
O quel danger, quel mal, quelle nuysance
Peult advenir par inobedience!
Quantes citez en cendre convertyes,
Quantes maisons en ruyne evertyes,
Quante bataille a esté mise en fuite,
O quante armee a esté desconficte,
O que mains roys ont perdu leur puissance
Par le moyen de desobeissance!
Et au contraire au roy, prince ou seigneur
Obeissance est la force greigneur.
C'est celle là qui faict en telle sorte
Que sa province en est beaucoup plus forte,
C'est celle là qui luy donne asseurance
Des ennemys, de leur force et oultrance,
C'est celle là qui est de sa couronne
Adamantyne et marbrine collonne.
Pourtant ung roy, pour appuyer son regne,
Premierement doit contenir la resne
A ses subjectz et s'en faire obeyr
Sans violence et sans s'en faire hayr,
Et par doulceur en eulx doibt rendre empraincte
Foy et amour, obeissance et crainte
Vers sa personne, et poinct ne se laisser
Soubz le pouvoir d'aucun d'eux abaisser.
Mays, ce sur peine à jamays d'estre infame,
D'estre dompté se garde d'une femme,
Car il vault myeulx de l'homme estre abatu
Jusqu'à oultrance, oultré et combatu,
Que de la femme estre en rien maistrisé.
O l'homme infame à jamays mesprisé!
O le grand blasme et honte qu'il commect
Quant soubz la femme il s'abat et soubzmect!
L'ANCIEN PEUPLE Si mon sens n'est troublé par mon long aage,
Utile et bon me semble ce langage.
AYMON Pour se conduyre et regir saigement
Dieu a baillé à l'homme entendement
Qu'il fault priser trop plus que nulle chose
Tant soit louable en ceste vye enclose,
Car de vertu, raison et jugement
L'homme est tout nud où fault l'entendement.
Je n'en suys pas, grace à Dieu, impourveu
Tant qu'à tes dictz et vouloir je soys veu
Contrevenir, et tel je ne me sens
Qu'au rang je soys des desobeissans,
Mays beaucoup myeulx, tres cher pere, il vauldroict
Que ton advis changeast en cest endroict.
Il vauldroict myeulx pour ton blasme eviter
Antigone de la mort respiter.
Il n'y a homme en Thebes qui ne dye
Que ta fureur l'a jugé à l'estourdye.
Le bruict est tout commung par la cité
Que l'on faict tort à sa felicité.
Tous les Thebains en tiennent ce devis
A ton reproche et ne te l'est advis,
Car il vous semble entre vous roys qu'on n'ose
Parler de vous ou dire quelque chose
Qui vous collaude ou vous soit denigrant,
Mays il n'y a homme petit ny grant
Qui ne devise et ne tienne ses comptes
De voz vertuz ou voz pechez et hontes,
Et bien souvent prenant vostre repos
Au peuple bas vous servez de propos
Mys sur les rencz entre la gent civille.
Ainsi est il de toy en ceste ville
Qui se complainct et deult de ce qu'à tort
Antigone tu as jugee à mort.
Las, doit mourir la personne innocente!
Pour faire bien, fault il que mal on sente.
Est ce raison que pour vertueulx faictz
Du criminel on supporte le faix?
Helas, mourra la soeur qui n'a permys
Son frere mort par les champs estre mys
Sans sepulture! A elle merité
Si dure mort pour telle charité?
Certes nenny! Mays fault qu'on environne,
Pour son loyer, son chef d'une couronne
D'or reluysant, de gemmes estoffee
Bien meritant plus glorieulx trophee.
Voyla le bruict qui encontre toy tanse
De ta cruelle et mauvayse sentence
Qui te tollist ton bon bruict et honneur,
Perdition de mon bien et bonheur,
Car tout mon bien et ma felicité
Ne gist sinon qu'en ta prosperité.
Sçauroit il myeulx advenir à l'enffant
Que veoir son pere en honneur triumphant?
Luy peult fortune estre pire ennemye
Que procurer à son pere infamye?
C'est à l'enffant effigie eternelle
Que l'infamye ou gloire paternelle.
Doncq, o cher pere, helas je te requiers,
Ne juges pas tout seul mays prendz ung tiers!
Trop meilleure est l'oppinion de troys
Que d'ung tout seul. Doncq en toy seul ne croys!
Veulx tu tout seul juger et condempner
Pour à jamays te faire contempner?
Celluy qui seul s'obstine tout sçavoir
Et dessus tous seul la sagesse avoir
Et qui aultruy n'escoutant nullement
Se croyt du tout à son seul jugement,
Souventesfoys quant son faictz se revelle
C'est le moins sain de bon sens et cervelle.
Et est grand honte à qui, tant soit sçavant,
Veult reffuser d'aprendre plus avant,
Car qui s'estime et en soy seul veult croire
Blasme s'acquiert et se prive de gloire.
Si de la nef des fortz ventz transportee
La voyle n'est abbatue et ostee,
Elle perist. Si l'arbrisseau ne ploye
Aux cours des eaues, il est d'elles la proye,
Et au rebours quant il est fleschissant
Il ne crainct point leur fureur ravissant,
Mays nonobstant leurs torrentz et ravynes
Se saulve luy, ses rameaux et racynes.
Parquoy, cher pere, à ton ire fleschis,
Ton grief courroux estains et rafreschis.
Et si tu veoys que bien admonestant
Estre ne puys, comme trop jeune estant,
Croys qu'à l'homme est tres grand tresor donné
Quant tout sçavoir est en luy ordonné,
Mays puisqu'on sçayt n'estre personne aulcune
Qui soit parfaicte en science chacune,
Honnorable est d'escouter et comprendre
Les dictz de ceulx desquelz on peult apprendre.
L'ANCIEN PEUPLE O roy Creon, tres bien il t'admonneste!
De l'escouter et croyre. Il t'est honneste,
Puys qu'à raison le propos se consonne:
Prendz y effect, non pas à la personne.
CREON Il fauldra doncq qu'en la fin de mon aage
Je soye apris d'un jeune personnaige!
AYMON Celluy qu'on vient de son bien aviser
Ne doibt à l'aage, ains à l'effect viser.
CREON Seront de gloire et vye joyssans
Qui à la loy sont desobeissans!
AYMON Ta majesté je n'ay jamays requise
Pour les meschans. CREON En malfaict on l'a prise!
AYMON Les habitans ne croyent pas ce poinct.
CREON Thebains sur moy d'auctorité n'ont poinct,
Mays sur la ville ay seul toute puissance.
AYMON Que ton parler hastif sent son enffance
Et sa jeunesse estourdye et legere!
CREON Est il aucun en Thebes qui s'ingere
D'y dominer et sur moy entreprendre?
AYMON Une cité ou ville, à le bien prendre,
Est à plusieurs. Mays à ung tout seul, non!
CREON N'est elle pas à qui en a le nom
De souverain et qui y faict et donne
Loix et statutz, comme son vueil l'ordonne
Et qu'il luy playst? AYMON Tu y regneroys seul,
Tu y feroys tout ton plaisir et vueil,
Nul n'y viendroict contre ta volunté,
Mays qu'il n'y eust que toy en la cité.
CREON Tu ne dys rien que pour saulver ta femme.
CREON Mays je te veulx preserver de diffame.
CREON O que l'enffant est plain de vitupere
Qui prend desbat et noyse avec son pere!
AYMON Il me desplaist que les divins honneurs
Vas meprisant. CREON O les meschantes meurs,
Quant de la femme est l'homme surmonté!
AYMON Meschanceté oncques ne m'a dompté.
CREON Ce que tu dys est tout pour l'amour d'elle.
AYMON Aux trespassez seray amy fidelle,
Pour eulx, pour toy et pour moy je procure.
CREON Tu prendz en vain pour elle tant de cure
Car ja sa fosse est preparee. AYMON Helas!
Puisqu'ainsi est qu'à mort jugee l'as,
Amour m'esforce et moy je me menasse
D'aller aprés. CREON Telle folle menace
Vouldroys tu bien executer? AYMON Que sert
Menasser l'homme à qui raison se perd?
CREON A toy n'est doncq de me, remonstrer, veu
Que tu le dys de bon sens despourveu.
AYMON Si ce n'estoit l'honneur de geniture,
Je te diroys estre fol de nature.
CREON Qui de la femme est le serf voluntaire,
Est mal heureux et tousjours se deust taire.
AYMON Fol est celluy qui parle inconstamment
Et sans cesser, n'escoutant nullement
Ce qu'on luy dict. CREON Qui s'appuye et s'arreste
A une femme, il vit comme une beste.
AYMON Qui croyt en soy tout seul et en ses dictz
Va s'obstinant, est des plus estourdys.
CREON Pour corriger ton injure et furye
Tu congnoystras qu'ay sur toy seigneurye,
Car maintenant je veulx que l'on deface
Ton espousee, et tout devant ta face.
AYMON Si pres de moy cela n'adviendra pas,
Je ne verray jamays le sien trespas,
Car forcé suys ores de m'absenter
D'avecques toy, congnoyssant augmenter
En ta pensee une raige et fureur
Dont tes amys ont telle honte et horreur,
Tant de despit et de melencolye,
Que plus souffrir ne sçauroient ta follye
En leur presence. L'ANCIEN PEUPLE Helas, hors de ces lieux
S'en va Aymon, ainsi que furieux.
O quel danger! Car quant fureur empresse
Les jeunes gens en telle yre et oppresse,
Aucunesfoys desespoir les remord
De leur main mesme à pourchasser leur mort.
CREON Or soit l'effort de son yre accomply,
Se tue ou non, ja n'en rompray mon ply,
Car nonobstant tout son faict soit tout seur
De veoir la mort de l'une et l'autre seur
En briefve instance. L'ANCIEN PEUPLE Est doncq chose asseuree
Que de ces deux tu as la mort juree?
CREON Non, saulver veulx la vye à Ismené.
L'ANCIEN PEUPLE Quelle sera la mort d'Antigoné?
CREON Je veulx qu'el' soit toute vive enterree,
Soubz une tombe espesse, bien serree
Où, pour garder de peril la cité,
Pain et vin mectre il est necessité
Autant qu'offrir, de coustume, est apris
Pour apaiser les incongneuz espritz.
Soubz ceste tombe apercevoir pourra
Si nonobstant leur force elle mourra
Et si c'est acte inutille et de foulz
D'honnorer tant les choses de dessoubz.
L'ANCIEN PEUPLE Il n'y a chose en ce bas territoire
Sur quoy Amour n'ayt puissance et victoire,
Mays à ses traictz ardents et furieulx
Sont tous subjectz les hommes et les dieux.
Il ammollyt soubz sa force les raiges
Des monstres fiers et des bestes sauvaiges
Et sont ses dardz tres ayguz attirans
Princes et roys et barbares tyrans.
Mesme la guerre horrible et inhumaine
Il tient soubz bride et à son gre la meine.
La terre et mers, brief tous les elemens,
Viennent s'offrir soubz ses commandemens.
Tres fort Amour, tu peulx tout penetrer,
Tu peulx partout où il te plaist entrer,
Tu prendz logis dans les cueurs quant tu veulx:
Es yeulx ryans, es blonds luysans cheveulx,
Au front poly, es delicates joues,
Au brun sourcil tu te caches et joues;
Au dur tetin tu prendz aussi logis,
En la main blanche et ongles alongis.
Mays quant tu veulx de plus pres tu affolles,
Devenir fays les creatures folles,
Noz voluntez bonnes tu pervertiz,
Nostre mens libre en serf tu convertiz.
Tu mectz divorce es maisons et t'esbas
A y semer discordes et desbatz.
Les vertueulx tu rendz foybles et lasches,
Les plus expers, si tes traictz sur eulx lasches,
Fays ignorans. Tu rend le saige fol
Et indiscret s'il s'amuse à ton vol,
Bref, le sens perd quiconq à toy s'adonne,
Ce qui appert, helas, en Antigone,
Qui aujourd'huy attaincte de tes dardz
A myeulx aimé suivre tes estandartz
Et obeir à Venus et à toy
Qu'au roy Creon et sa derniere loy,
Dont il convient que la mort elle souffre.
Mort tres cruelle! Et quant tout cela s'offre
Devant mes yeulx tel pitié s'en enfuyt
Qu'à larmoyer me contrainct et poursuict.
Las, on la maine enterrer toute vive,
De quoy Amour se plaignant fort estrive
Contre la loy, en voulant inferer
Qu'Amour se doibt à la loy preferer.
ANTIGONE O citoyens de la ville thebaine,
Voyez icy vostre dame qu'on maine
Enterrer vive et qui droit escarté
Veoyt du soleil la derniere clarté
De son amy à tout jamays privee,
Estant desja pres sa fosse arrivee
Sans avoir eu de ses amours lyesse
N'ung seul plaisir, mays tout dueil et tristesse.
L'ANCIEN PEUPLE O dame illustre et plaine de louange,
Souffriras tu mort si dure et estrange?
Las, seras tu non mallade ou blessee
Soubz une tombe enclose et delayssee?
ANTIGONE Quant de ma fin prochaine me souvient,
Devant les yeulx Nyobé me revient
Que les dieux ont muee et convertye
En marbre dur sur la haulte partye
Du Sypilus, la montagne où sans cesse
Neige et verglas la costoye et oppresse,
Comme à l'entour de l'arbre verdoyant
Le lyerre est assiz en tournoyant.
L'ANCIEN PEUPLE O dame heureuse et des dieux tres aymee
Celle qui meurt louable et bien famee!
De plus grand bien le ciel n'est poinct donneur
Que de mourir en gloire et plain d'honneur.
ANTIGONE O cité forte, o nobles citoyens,
O grandz forestz, o fleuves undoyans,
O de Dircé claire fontaine et belle,
Tous à tesmoings je vous prendz et appelle,
De ce qu'ainsi cruellement traictee
De mes parens ne suys point regrettee,
Mays à grand tort il faut que vive j'entre
Soubz une tombe et que je ne soys entre
Ne mortz ne vifz. O dieux, peult on prouver
Qu'on sceust à moy la pareille trouver?
L'ANCIEN PEUPLE Quoy que rompant de la loy la franchise
Est une erreur grande par toy commise,
Ce neantmoins je croy que l'impropere
De ton malheur vient des maulx de ton pere,
Car bien souvent les freres et les seurs
Portent le faix de leurs predecesseurs.
ANTIGONE Tu as frappé le but de ma tourmente,
Tu as touché ma douleur vehemente,
Car ceste mort ne me travaille tant
Que quant je suys ces malheurs cogitant:
Mon pere, helas, vers le sien tant mesprit
Qu'il le tua; sa mere à femme prit,
Dont süys issue. O mariaige vile!
On naist du pere et la soeur et la fille.
Plus vous m'avez, o nopces detestables,
Faict et conceu deux freres miserables,
Freres du pere et filz ensemblement,
Lesquelz aprés tres malheureusement
S'estre entr'occis, l'un, plus aymé des deux,
Tout trespassé me va mectre au reng d'eulx.
O cas nouveau! O cas sur tous estrange!
Le trespassé le vif à la mort renge.
L'ANCIEN PEUPLE C'est chose juste, aux dieux tres agreable,
Que pïeté et estre charitable,
Mays le mal n'est de peu de consequence
Que vyoler de son roy l'ordonnance,
Ce qu'as osé de ton propre vueil faire,
Mays ton vueil propre aussi te va desfaire.
ANTIGONE Las, en la fosse obscure suys menee
Sans plainct, sans pleur, sans dueil, sans hymenee
Et sans regret de mes propres amys,
O miserable! Et plus ne m'est permys,
Quoy qu'aye vie et ma veue premiere,
Veoir ceste saincte et tres belle lumiere,
Et suys laissee ainsi que malheuree
De mes parens ne plaincte ne plouree.
CREON Aprés la mort les pleurs et plainctz se font.
Or laissez la en ce tombeau profond
Sans compaignee et qu'elle vive ou meure
En ceste basse et obscure demeure,
Si elle veult. Innocens nous en sommes,
Son peché seul la bannye des hommes.
La region haultaine et aeree
Elle a perdue et s'en est separee
Par sa follye. ANTIGONE O tombe fiere et dure,
O mansion soubzterrestre et obscure,
O creux tombeau, clos sans fin et sans cesse,
Vous me serez la desiree adresse
Pour aller veoir mes parens et amys,
Dont la pluspart de ce monde desmys
Par Atropos qui en a faict rapine
Sont es Enffers receuz par Proserpine.
O chers parens, desquelz suys la derniere,
Longtemps y a que je quiers la maniere
D'estre avec vous. Mays avant que vous voye
Et que je soys hors ceste layde voye,
Je crains du temps l'ennuyeuse longueur.
Si ay je espoir, aprés telle langueur,
Que je mourray cher, aymee et propice,
Tant à mon pere et à ma genitrice
Comme à mon frere Etheoclés, pourtant
Qu'à leur decés honneur je feuz portant.
O mon cher frere aymé Polinixés,
Pour regretter et plaindre ton decés
Et preparer à ton corps sepulture
Je suys icy contre toute droicture.
Pas n'eusse faict honneur si triumphant
A mon espoux ni à mon propre enffant,
Car l'un et l'aultre estant par mort pery
Bien se recouvre et enffant et mary,
Mays quant la mort a ravy pere et mere
Impossible est d'avoir plus nouveau frere.
C'est pourquoy j'ay ta mort solempnisee,
Chose louable et des saiges prisee,
Et toutesfoys il a semblé au roy
Que je faisoys griefve offence et desroy
Digne de mort. Et sans aultre raison
En ceste triste et piteuse maison
Me faict gecter sans jamays avoir euz
Ung seul soulas de mon hymeneus
Ni ung seul bien de l'amoureux desir
Ni d'ung enffant la joye et le plaisir.
Mays tout ainsi qu'infame et malheureuse,
Plaine de vice, en fosse tenebreuse
Comme les mortz suys mise et ordonnee
Seulle et de tous amys habandonnee.
Dieu de lassus, quelle est l'offence et faulte
Que j'ay commys envers ta bonté haulte?
Mays qui me meult de t'implorer encores
Ny mes amys tant regretter? Puys qu'orres
Pour exercer vertu et pïeté
Suys en tourment et telle anxïeté.
Or, si la mort m'est justement offerte,
Je le sçauray quant je l'auray soufferte,
Mays s'ils me font tel tort et injustice,
Je prie à Dieu leur estre ainsi propice
Et à eulx tous de mal non plus offrir
Comme ils m'en font, sans merite, souffrir.
L'ANCIEN PEUPLE Elle n'a poinct encor ses pleurs cessez
Ny les regretz en son cueur oppressez.
CREON Ses conducteurs provoquera à larmes,
S'ilz font sesjour. ANTIGONE Ces motz me font alarmes
De dure mort. CREON De ce poinct je t'asseure
Sans aultre espoir que venue est ton heure.
ANTIGONE Dieux patriaux, digne et saincte latrye,
Noble cité de Thebes ma patrie,
L'heure est venue, et plus ne puys fuyr,
Que l'on me va toute vive enfouyr
Dessoubz la terre. Helas, ha! Vostre royne,
Seigneurs thebains, merite telle estraine?
Helas, deust elle, helas, de son sang mesme
Estre jugee à tourment si extreme
Sans avoir faict chose reprehensible,
Mays charitable? O dieux, est il possible?
Myeulx de la terre exiller charité,
Puysque de mort on en est herité.
L'ANCIEN PEUPLE Quoy que du sang de Jovis souverain
Danaé fust, en une tour d'airain
El' fust enclose et souffrirent ses yeulx
De ne veoir plus le soleil radieux.
O filz du roy d'Idonye, Dryas,
Jadis d'amour les prebstresses prias
Du dieu Faunus, dont t'ayans faict reffuz
Vins à la force et guetter tu les fuz
Pres Bosphorus, où dire chansons mainctes
Oultre leur gre par toy furent contrainctes.
Puys sans avoir l'oeil à leur dignité
Les spolias de leur virginité,
Aprés avoir la clarté belle estaincte
Qu'elles pourtoient au jour et feste saincte
Du dieu Bacchus, et pour autant, Dryas,
Qu'en ce faisant son sacre amoindry as.
Pour se venger il te tint enserré
En fosse obscure estroictement ferré,
Ou en langueur longtemps labouré as.
Aussi la fille au leger Boreas,
Quoy que des dieulx elle fut de la race,
Enclose fut soubz la neige et la glace
En la caverne où les ventz dissolus
Font leur tempeste avecques Eolus.
Mays nonobstant si terrible infortune,
Malheur encor poursuit et importune
Des troys susdictz la tres noble lignee.
Qui faict cela? Fatalle destinee,
Dont le pouvoir est si grand et si fort
Qu'il n'y a tour, forteresse ni fort,
Fer ny acier, eaue, feu, paix ny guerre,
Ny element ny chose de la terre
Qui s'en evade et qui puisse eviter
Ce que luy a destiné Juppiter!
TYRESIAS DEVIN, AVEUGLE, CONDUICT PAR SON SERVITEUR Tous deux icy, dont à l'un est ravye
La veue, avons mesme adresse suyvye,
Car de l'aveugle est pareille la voye
A ceste là de cil qui le convoye.
CREON Mays qui a il de nouveau survenu
Pourquoy si tost icy tu es venu,
O Tyresie, antique augur divin?
TYRESIAS Vray te diray, croys doncques au devin!
CREON J'ay reveré tousjours ta prophetie.
TYRESIAS Par ce moyen ceste cité fulsye
De bonnes loix tu tiens soubz ton empire.
CREON De ce qu'ay veu je puys parler et dire.
TYRESIAS O roy thebain venue est la saison
Qu'en toy regner doibt vertu et raison
Plus que jamays aussi qu'en tout tu croye,
Ce qu'à te dire à present je m'octroye.
CREON O que je crains tes augurations!
TYRESIAS Estant au lieu des auspications
Où les oyseaulx coustume ont de hanter,
J'en ay oy ung estrangement chanter,
Ne denotant son triste chant saulvage
Sinon mauvays et malheureux presaige.
Puys ces oyseaulx animez et rebelles
J'ay entendu, au debat de leurs aesles,
Que d'ongle et bec ensemble combatant
Alloient l'un l'autre en pieces s'abatans,
Dont par mes os esparse froyde crainte
Je fuz gouster de l'olocauste saincte
Sur les autelz où le feu s'allumoit
Sans clarté nulle et sans cesse fumoit.
L'oblation et victime sacree
Estoit aussi pollue et massacree
Du sang infect et membres corrompus
Du trespassé heritier d'Edippus,
Dont les oyseaulx et mastins plains de rongne
Sur les autelz apportoient la charongne;
Tant qu'oncq, depuys que des membres pourriz
De ce deffunct les oyseaulx sont nourriz,
Leur chant n'a point bon presaige predict,
L'oblation vers les dieulx n'a credit
Et le feu cler en fumee devient.
O roy Creon, par toy ce malheur vient,
Par ton peché ce mal nous faict la guerre,
Qui ne veulx pas que ce mort on enterre.
Mays puys qu'on peult au vice et au default
Remedier, estonner ne s'en fault
Ains, esperer, car peché est comme une
Chose ordinaire et à l'homme commune,
Doncq quant quelqu'un est tombé en peché,
Bien qu'il en soit tout plain et empesché,
Il n'est pourtant de la beatitude
Privé du tout, car s'il mect son estude
Et son effort à reparer ses faultes,
Dieu est puissant, icelles tant soient haultes,
Luy pardonner et luy faire eschanger
Vice à vertu et sa vie changer.
Or laisse doncq ton vicieulx couraige,
Ne soys au mort si rude et plain d'oultraige.
Quelle force est ce ou bien quelle vertu
De tuer l'homme estant mort abatu?
De ce mort doncq ne romp plus l'alegeance,
Mays laisse à Dieu de ses maulx la vengeance.
Croys mon consel, à tant soit grand seigneur
Blasme ce n'est croire au bon enseigneur.
CREON Trestous à moy, comme au but, vous tendez,
Seigneurs thebains, ainsi qu'archers, boudez
Tous, m'en voulez, tous estes sur les rengs
Encontre moy mutins et murmurans,
Mays vendez tous de Thebes les thesors,
De ce pays tous les biens gectez hors,
Ruynez tout, je le vous abandonne,
Mays je defendz à tous qui nul s'adonne
D'ensepvelir Polinixés, qu'en proye
A toutes bestes aux champs gecter j'octroye.
Car, et deust il par les aigles, oyseaulx
De Juppiter, en pieces et morceaulx
Estre porté jusqu'aux cieulx devant luy,
Je ne veulx point qu'il soit ensepvely.
O Tyresie, en cecy les haultz dieux
Ne me seront molestes n'odieux,
Car ce que faict l'homme ne contamyne
Aulcunement la majesté divine.
Mays j'entendz bien le poinct à quoy tu tendz:
Pour le prouffit l'enterrer tu pretendz,
Ce qui te faict l'obseque domander
Ce n'est sinon que pour en amander.
O que mainct bon personaige discret
Par avarice en fin vit à regret!
O que maintz grandz nobles et sçavans hommes
Portent de mal et misere les sommes
Pour avarice! O que ceulx mal travaillent
Qui pour le gaing les choses qui rien vaillent
Vont erigeant! O mauldite avarice,
Mort de vertu et mere de tout vice!
TYRESYAS Où est celluy qui de moy soit disant
Que pour le gaing je soys prophetisant?
CREON Ce propos est tout commun parmy eulx.
TYRESYAS Le bon confort et sagesse vault myeulx
Que grandz thesors. CREON Si s'en fault il beaucoup
Qu'aucun dommaige et follye à ce coup
Je pense faire! TYRESYAS Il fault que je te dye
Que tu es plain de ceste malladye.
CREON Doibz je souffrir l'injure d'un menteur?
TYRESYAS Je ne suys poinct faulx vaticinateur.
CREON Tous ces devins sont aspres à l'argent.
TYRESIAS Princes et roys, plus que nulle autre gent,
Ayment le gaing d'amytié illicite.
CREON Congnoys tu point que les roys tu incite
Par ton injure? TYRESIAS En ton ire et desdain
Je n'estoys pas quant le sceptre thebain
Te feys avoir! CREON Tu es ung saige augure,
Mays tu es prompt et enclin à l'injure.
TYRESIAS A publier mainct secret tu m'esmeulx
Qui t'est contraire. CREON Or dys ce que tu veulx,
Mays pour le gaing ne me dys chose vaine.
TIRESIAS Tu penses doncq qu'avarice me maine?
CREON Tu ne sçauroys tromper mon esprit. TYRESIAS Certes,
De brief feras sacrifice et offertes
D'un corps humain aux corps ja inhumez,
Encontre toy despitz et anymez,
Et à ton filz feras la mort souffrir
Pour aux deffunctz le livrer et offrir
En recompence et vengeance des tortz,
Honte et injure envers l'honneur des mortz,
Par toy commis quant aprés leur trespas
Tu veulx qu'ilz soient des bestes le repas,
En les laissant aux champs à l'advanture
Sans plainct, sans pleurs, sans dueil, sans sepulture,
Mays au moyen de telle ignominie
Irrité as toute la compaignie
Des dieux regnans tant es enffers qu'es cieulx,
Si est desja tout mort devant tes yeulx
Ung aultre corps sans sepulture aucune.
Dont les deffunctz t'ont en telle rancune
Que pour te mectre en ces calamitez
O mepriseur de leur solemnitez,
Ja sont au guet les filles de Pluton,
Thesiphoné, Megere et Alecton,
Entour de toy, t'environnans de pres
Pour te livrer mainctz tourmentz cy aprés.
Plus tu verras en brief temps et saison
Tous les thebains auprés de ta maison
De toy se plaindre, et pour tes pechez viles
Encontre toy s'esmouveront les villes
De ce pays, pource que leurs autelz
Faictz en l'honneur des haultz dieux immortelz
Sont tous polluz de la charongne morte
De ce deffunct que mainte beste y porte.
Voyla l'aiguë et poignante sajette
Que dans ton cueur au plus profond je gecte
Et dont le coup tu ne peulx eviter.
Or veoys s'argent me faict cecy dicter!
Prince thebain, penses, y et si as
Quelque bon sens, croy à Tyresias.
O serviteur, guyde moy hors d'ycy
Soubdainement, affin que cestuy cy
Sur jeunes gens son courroux convertisse
Et que sa langue il gouverne et regisse
Plus sagement et cy aprés ne soit
Si plain d'orgueil que son maistre deçoyt.
L'ANCIEN PEUPLE D'icy s'en va le devin veritable
Avec terrible augure espouventable.
Si sommes nous tres bien acertenez
Que depuys l'heure et jour que sommes nez
En ses propos tel l'avons esprouvé
Que pour menteur jamays ne fut trouvé.
CREON J'en suys tesmoing, mays qu'à luy je consente
La chose n'est honneste ne decente:
Trop me seroit grand blasme et deshonneur
S'obeissoys à ung tel blasonneur.
Je crains aussi, si je n'y obeys,
De ruyner et moy et mon pays.
O que j'ay peur que ce mal ne me chee
Dessus la teste! L'ANCIEN PEUPLE O filz de Menechee,
Par bon conseil tu y remedieras!
CREON Je te croyray de ce que me diras.
L'ANCIEN PEUPLE Mectz Antigone hors ceste fosse noire
Et ung sepulchre ou de marbre ou d'yvoire
Fays au deffunct, duquel la pourriture
Habandonnee as aux champs nourriture
De maincte beste. CREON O pervers jugement,
Pyre que peste et plain de detriment,
Quant par fainctise et crainte il est donné!
L'ANCIEN PEUPLE Soit ton vouloir maulvays habandonné
Que tout soubdain dessus toy ne s'augmente
L'yre de Dieu soubdaine et vehemente,
Car en l'instant quiconques est muny
De volunté mauvaise en est pugny,
Et bien souvent chastié il s'en veoit
Tout aussi tost que pensee il l'avoit.
CREON Las, qu'à grand peine à ce poinct je me renge,
Sur mon vouloir premier je mue et change,
Mays je ne veulx pourtant estre incité
A batailler contre necessité.
L'ANCIEN PEUPLE Soyt ce propos aussi tost à fin mys.
CREON Mes domesticques, familiers et amys,
Avecques moy au sepulchre venez.
Haches tranchans et coignees prenez
Pour despecer la tombe, affin de celle
Basse prison tirer hors la pucelle
Et la remectre en son libre repos,
Puys qu'ainsi est qu'ay changé de propos,
Car je me doubte et croy que pour le myeulx
C'est d'observer les meilleurs statuz vieulx
Et qu'il convient leurs bons decretz ensuyvre
A quiconcq veult bien mouroir et bien vivre.
L'ANCIEN PEUPLE O des haultz dieux Bacchus le paranymphe,
O sang fameux de Semelé la nymphe,
O de Jovis claire race eternelle,
O de la terre et cité maternelle
Habitateur pres du lieu où espend
L'anticq Cadmus les dentz du fier serpent,
O de Clustine et d'Italle l'honneur,
O de plaisir et lyesse donneur,
O tout l'espoir de la thebaine terre,
Descendz des cieux, viens icy à grant erre
Pour destourner le malheur tempestif
Tombant sur nous du sang vindicatif!
O conducteur des choses nocturnalles,
O chef sacré des festes bacchanalles
Qu'à ton honneur on celebre lassus
Le double roc du hault mont Parnassus,
Pour les autelz qui à ta gloire fument,
Pour les clers feuz qui en Thebes s'allument
A ta louange, et par les honneurs grandz
Que les Thebains sont à ta mere offrans,
Laquelle fut d'un coup d'ardante fouldre
Pour le pourchatz de Juno mise en pouldre,
Nous te prions qu'à si urgent besoing
Ne vueilles pas de nous te tenir loing,
Mays viens icy des celestines courtz
Pour nous donner ton propice secours!
LE MESSAIGER O citoyens de Cadmus heritiers
Et d'Amphion en ces thebains quartiers,
Je suys en doubte ou si je doy priser
La vie humaine ou bien la despriser,
Car l'homme estant au plus bas de tous biens
Est remys sus par fortune en ung riens,
Et au rebours de sa felicité
Tout aussitost chet en adversité.
Doncq malheureux ou heureux ne se tienne
Homme vivant pour chose qui luy vienne:
La fin faict tout! Mays faire jugement
Qui du futur parle certainement
Impossible est, car incertains nous sommes
De ce qui est à advenir aux hommes.
J'ay veu Creon le sceptre regissant
En beaulx enffants dans Thebes florissant
Lesquels desja sont tous mortz. Je l'ay veu
De tous honneurs, joye et repos pourveu
Regner en paix en terre cadmienne.
Lors je pensoys, soubz l'oppinion mienne,
Qu'il fut heureulx, mais puysque le plaisir
Delaisse l'homme et dueil le vient saisir,
Plus ne l'estime estre homme entre les vifz,
Car soys tant riche en tous biens et devys
Que tu vouldras, soys brave et excellent
En tes habitz comme ung roy opulent,
Si le plaisir n'y est et joye aussi,
Ce n'est sinon que tourment et soucy,
Car toute chose est de moy estimee
Au pris de joye autant comme fumee.
L'ANCIEN PEUPLE Dis nous pourquoy des princes et des roys
Viens apportant ces malheureux desroys.
LE MESSAIGER Las, il est mort! Mays de l'occision
Les vivans sont la seulle occasion.
L'ANCIEN PEUPLE Qui est ce prince? LE MESSAIGER Hors du reng des humains
Aymon s'est mis luy mesme de ses mains,
Par le courroux qu'à son pere il avoit
De ce qu'ainsi sa femme morte il veoit
Estrangement par ses cruelz edictz.
L'ANCIEN PEUPLE O Tyresie, o que vrays sont tes dictz!
LE MESSAIGER Quant on congnoyst que les choses sont telles,
D'en demander plus certaines nouvelles
N'est pas saigesse. L'ANCIEN PEUPLE O malheur evident!
J'ay bien grand poeur que ton grief accident
Vienne saisir la femme au roy Creon,
Car à icelle, oultre le sien gre, on
Vient racompter, qu'el' pense n'estre pas,
De son cher filz le malheureux trespas.
EURIDICE, FEMME DU ROY CREON O citoyens, en prenant mon adresse
Au temple sainct de Pallas la deesse
Pour ma priere y faire j'ay oye
Nouvelle, helas, qui m'a peu resjouye,
Et est le bruict encor à mon oreille,
Qu'en ma maison misere nompareille
Est advenue et que tout le meschef
Est descendu sur mon plus aymé chef.
De le sçavoir j'en suys de soucy plaine,
Mays je vous prye, m'ostez de ceste peine.
LE MESSAIGER Puys qu'en la fin tout revient en lumiere
Et que tousjours de vaincre est coustumiere
La verité, il fault que je te deisse
Ce que j'en sçay. O princesse Euridice,
Que me vauldroit des choses te mentir
Dont cy aprés me pourroys desmentir,
Quant tu sçauroys du faict tout le devys?
Ton mary doncq jusqu'au champ je suyvis,
Ouquel voyans encor nostre ennemy
D'oyseaulx et chiens devoré à demy
Sans pitié nulle, icelluy nous lavasmes
De l'eaue sacree et du boys qu'y trouvasmes.
Aprés l'avoir en cendre redigé
Ung hault tombeau luy avons erigé,
Et en la fin de ces pompes funebres
Pour appaiser le prince des tenebres,
Le noir Pluton et sa femme Hecaté,
Nous leur avons ung noir aigneau macté.
Ce faict, la triple infernale furye
Et des enffers toute la seigneurye
Nous supplions leur fureur divertir
De dessus nous et leur yre amortir.
Puys au tombeau d'Antigone venuz,
Clameurs et crys hydeux et incongneuz
Furent oys. Creon, non asseuré
Si c'est la voix de son filz malheuré,
«Helas,- dict il – helas, que tel clameur
Respand en moy une froyde timeur!
Helas, amys, dans le sepulchre entrés
Veoir si mon filz leans vous congnoystrez
Ainsi se plaindre! O la fin de nostre heur!
Seroys je bien vray vaticinateur?».
Au monument partant nous advanceasmes
Où Antigone estranglee advisasmes
De sa ceinture autour de son blanc col
Par elle mise en façon de lycol,
Et la tenoit par le corps embrassee
Ton filz Aymon, la belle trespassee.
Si deplouroit en façons douloureuses
D'elle et de luy ses amours malheureuses,
L'estrangement de son nuptial lict
Et de Creon l'execrable delict.
Alors son pere, ainsi l'apercevant
Plain de fureur et de despit crevant,
«O filz, – dict il – las, quelle fantaisie
T'a peu plonger en telle frenaisie?
Quel est le mal ayant sur toy pouvoir
Jusqu'à te mectre, helas, en desespoir?
Helas, mon filz, comment t'est il mescheu
Qu'en ce malheur si soubdain tu es cheu?».
Alors Aymon d'un oeil fier et divers
Gecte à son pere ung regard de travers
Et d'une face estrange et despiteuse
Le menassant d'une chere hydeuse
Avec ung glaive aguisé et tranchant
Sans rien respondre à luy fut aprochant
Pour le tuer, mays le coup il evite
Hors du sepulchre avec soubdaine fuyte.
Et tout à l'heure Aymon transy et blesme
Jusque à la mort desplaisant à soy mesme
De son espee au cueur il se transperce
Sur son amye estant à la renverse,
Et sur icelle il chiet en l'accollant.
Si profera encores anhelant
Pres de la joue à la pucelle blanche
Ses derniers motz en bon sens et voix franche.
Maulgré la mort et ses dardz descochez
Les deux amans sont ensemble couchez.
Royne Euridice, en effect voyla ce
Que debvoys dire avant que m'en allasse,
T'advertissant que faulte de conseil
Et de sagesse est malheur nompareil,
Ne plus ne moins qu'à l'homme est blasme grant
D'estre à bon droict reputé ignorant.
L'ANCIEN PEUPLE Or s'est d'icy la royne departie
Sans que parolle hors d'elle soit sortye
Bonne ou mauvaise. O messaiger, doncq qu'est ce
Que de cecy conjecturer ne cesse?
LE MESSAIGER Plaindre elle va sa tristesse et douleur
Et de son filz la mort et le malheur
Secrettement, car elle est tant discrette
Qu'impossible est qu'el' se plaigne et regrette
Publicquement. L'ANCIEN PEUPLE O combien est à craindre
L'yre qu'on veult tant cacher et restraindre
Sans reveller! LE MESSAIGER Aller nous fault aprés
Qu'en sa fureur ne face les aprestz
De se tuer, car la parolle absconse
Si longuement grande douleur anonce.
L'ANCIEN PEUPLE Voycy le roy qui porte ung monument
D'un noble corps occis nouvellement,
Non par aultruy, mays, si je l'ose dire,
Par sa main propre. CREON O cruel peché d'yre,
O durs delictz, o follye enraigee,
O fureur aspre à la mort rengregee,
O mes conseilz folz et pernicieux,
O main mauldicte, o miserables yeulx,
Qui contemplez à mort prostitué
Le noble enffant et ceulx qui l'ont tué!
Helas, mon filz, à la fleur de ton aige
Je te tiens mort non poinct par ton oultraige,
Mays par ma faulte! O miserable vie
Du pere qui les beaulx jours abrevie
A son enffant! L'ANCIEN PEUPLE Helas, tu as notice
Ung peu bien tard d'equité et justice!
CREON Or voy je bien que suys vray malheureux,
Puisque tu m'es, o Dieu, si rigoureulx
Jusqu' à m'oster par divers troublement
De mon cerveau le sain entendement.
Or est ma vye en langueur ruynee,
Or est ma vye en douleur bruynee,
Or est mon heur soubz mes piedz retourné,
Or est mon chef de tous maulx couronné!
O vye amere, o labeurs des humains
Aspres et grandz! LE MESSAIGER Combien que de maulx mainctz
De tous cestez tu es circonvenu!
Il semble encor qu'icy tu soys venu
Pour regarder ce malheur. CREON De rechef
Est il tombé sur moi quelque meschef
Nouvellement? LE MESSAIGER Ton espouse insensee
Par une playe a sa mort advancee
En elle mesme. CREON O port d'enffer, helas,
Inexpiable es tu, point saoul et las
De me poursuivre, helas, depuys ces deux!
M'estre advenu ung meurtre si hydeux,
Et tout cecy par moy et ma follye!
LE MESSAIGER La voyla morte et non ensepvelye.
CREON O fiere mort, mays pourquoy me fuys tu?
Viens de ton dard furieulx et poinctu
Me penetrer, malheureux que je suys!
Je ne te crains, mays partout je te suys.
O quel tourment, quel desconfort, quel dueil
De contempler, helas, d'un seul traict d'oeil
Mon filz occis et ma femme cherie
Ainsi que luy par mon forfaict perie.
L'ANCIEN PEUPLE Las, je la voy de griefve plaie actainte
Qui en mourant avec dueil et complaincte
Remue encor ses bruns voultez sourcilz,
Ainsi que font boeufz ou moutons occis
Au sacrifice. LE MESSAIGER O trop heureuse couche
De Menechee et Creon, sans reproche
Si n'eust esté qu'as conceu en toy mesme
De ton sang propre ung homicide extreme.
CREON Pourquoy ne vient quelqu'un pour me tuer,
Moy malheureux, n'osant me remuer?
Moy miserable, helas, comment sera,
Par qui et quant, que mon mal cessera?
LE MESSAIGER De tous tes maulx tant presens que passez
Tu es coulpable. Encor ce n'est assez,
Car tu t'accuse et prens sur toy le blasme
D'avoir esté de la mort de ta femme
Cause et moyen. CREON Qui l'a tuee? LE MESSAIGER Helas,
Sçachant que mort si infame en ses lacz
Tenoit son filz, de fureur attrappee,
D'un glaive aigu el' mesme s'est frappee
Dessoubz le foye. Et ainsi de sa main
A engendré son trespas inhumain,
Nefande et vil. CREON Nul on n'accusera
De mes mesfaictz, nul blasmé n'en sera
Sinon que moy, car je confesse icy
Avoir commis tous ces troys meurtres cy.
Helas, amys, que plus nul ne me veoye!
Separez moy hors des gens et leur voye,
Estrangez moy de tout oeil terrien,
Moy miserable et qui suys moins que rien.
L'ANCIEN PEUPLE Ton advis n'est du tout à reprouver,
Car, si du bien ou mal se peult trouver,
Le mal est bon quant point il ne s'obstine
Aupres de cil qu'il prend au cueur racine.
CREON Las, que ma vie, hors ce jour, plus ne croisse,
Las, que ce jour pour dernier m'apparoisse,
Las, viens à moy, o mort liberatrice
De tous nos maulx et d'eulx mesmes fautrice!
O miserable à malheur adonné,
Te soit ce jour pour dernier ordonné.
L'ANCIEN PEUPLE Des maulx futurs avoir soucy ne fault,
Les preteritz accroistre trop moins vault.
Laissent doncq ceulx de ce prendre soucy
Qui en leurs cueurs veullent qu'il soit ainsi.
CREON Ce que mon cueur desire je le quiers.
L'ANCIEN PEUPLE Mays c'est en vain que cela tu requiers.
Rien ne te sert tant de clameurs dresser,
Car impossible il est de renverser
Ce qui nous est fatallement prefix.
CREON O chere espouse, helas, o mon cher filz!
Ce n'est point vous qui avez convertie
Vostre main dextre en l'extreme partie
De vos boyaulx. O sang noble espandu,
Helas, c'est moy qui vous ay respandu!
O royaulx chefz tous doulx par moy deffaictz,
Le seul regard de vous m'est si dur faix!
Que de regret! Homme ne me sens plus,
Mays des humains comme estant superflus
Je ne quiers rien sinon d'estre banny
De la lumiere. L'ANCIEN PEUPLE O thesor infiny
Que d'estre saige! O incredible avoir
Que de science et precieulx sçavoir!
Tresor n'y a, dont Dieu ayt faict largesse
A nostre vie, esgal à la sagesse!
Mays il ne fault, ayant telle science,
Encontre Dieu commettre irriverence
Ne molester par propos mal sonant
La majesté du pere altitonant.
Car des humains les parolles acerbes
Et leurs propos arrogans et superbes
Ont justement par bons decretz uniz
Tousjours esté reprouvez et pugniz
Tant qu'eulx: leur peine et erreur evidente
Ont faict vieillesse estre saige et prudente.
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